VI

IL trouva Mlle Yojez à l’endroit prévu, assise dans un des grands sièges mous du salon, à lire Ramparts. Elle ne leva pas les yeux vers lui, mais il fit comme si elle avait remarqué sa présence et dit : « Comment se fait-il que vous sachiez autant de choses sur la planète du Laboureur, mademoiselle Yojez ? Vous ne sortez évidemment pas votre savoir de l’encyclopédie. Comme moi. »

Elle continua à lire et ne répondit pas.

Après un moment, Joe s’assit à côté d’elle et resta là à hésiter, ne sachant quoi dire. Pourquoi avait-il si mal pris ses renseignements sur la planète du Laboureur ? Sa réaction l’étonnait maintenant autant qu’elle avait surpris les autres. « Nous avons un nouveau jeu », dit-il enfin. Elle poursuivit sa lecture. « On doit chercher dans les archives des journaux les titres les plus amusants qui aient jamais été imprimés. Chaque joueur choisit son titre, et on établit un classement. » Elle garda le silence. « Je vais vous dire celui qui m’a fait le plus rire », continua-t-il. « Il n’a pas été facile à trouver ; j’ai dû chercher jusqu’en 1962. »

Mali Yojez leva les yeux. Son visage ne montrait ni émotion ni ressentiment. Seulement une curiosité détachée, de nature sociale. Rien de plus. « Et quel était votre titre, monsieur Fernwright ? »

 

« ELMO PLASKETT TOMBE LES GÉANTS. »

 

« Qui était Elmo Plaskett ? »

« C’est tout l’humour de la chose », fit Joe. « Il est venu de division d’honneur ; personne n’avait entendu parler de lui. C’est très amusant, vous comprenez : Elmo Plaskett est arrivé un jour ; il a tapé dans la balle… »

« C’est du basket-ball ? » demanda Mlle Yojez.

« Du base-ball. »

« Ah oui ; le jeu où l’on se pousse pour gagner deux centimètres. »

Joe dit alors : « Vous êtes déjà allé sur la planète du Laboureur ? »

Elle ne répondit pas pendant quelques secondes puis fit simplement : « Oui. »

Il s’aperçut qu’elle avait roulé son magazine en un cylindre resserré, le tenant fermement des deux mains. Son visage révélait une tension immense.

« Vous savez de première main ce qui nous attend là-bas, et vous avez rencontré Glimmung ? »

« Pas vraiment. Nous savions qu’il était là, à moitié mort ou à moitié vivant ; comme cela vous fait plaisir de le dire… Je ne sais pas. Excusez-moi. » Elle se détourna.

Joe commença à ajouter quelque chose. Mais il aperçut dans un coin du salon ce qui parut être une machine S.S.A. Il se dirigea vers elle et l’examina.

« Puis-je vous aider, monsieur ? » fit une hôtesse en s’approchant. « Voulez-vous que je ferme le salon pour que vous et Mlle Yojez puissiez faire l’amour ? »

« Non », dit-il, « je m’intéresse à cet appareil. » Joe toucha le tableau de contrôle du S.S.A. « Combien cela coûte-t-il pour s’en servir ? »

« Le service du S.S.A. est gratuit la première fois, pendant toute la durée du vol », répondit l’hôtesse. « Ensuite deux véritables pièces de dix centimes. Est-ce que je dois le préparer pour vous et Mlle Yojez ? »

« Ça ne m’intéresse pas », fit Mali Yojez à haute voix.

« Ce n’est pas très gentil pour M. Fernwright » ; l’hôtesse souriait toujours, mais sa voix portait la réprimande. « Il ne peut s’en servir seul, vous savez. »

« Qu’est-ce que vous avez à perdre ? » demanda Joe à Mali Yojez.

« Nous n’avons pas d’avenir commun », répondit-elle.

« Mais c’est le but du S.S.A. », protesta Joe. « Découvrir… »

« Je sais à quoi elle sert », l’interrompit Mali Yojez. « Je m’en suis déjà servie. Très bien », fit-elle brusquement. « Vous verrez ainsi comment ça marche. Une sorte… » Elle chercha le mot. « D’expérience. »

« Merci », répondit Joe.

L’hôtesse commença rapidement à préparer la machine tout en faisant des commentaires explicatifs. « S.S.A. veut dire Sub specie aeternitatis, c’est-à-dire quelque chose observée d’une position hors du temps. Bien des gens croient que le S.S.A. connaît le futur, qu’il est précognitif. Ce n’est pas vrai. Le mécanisme, qui est une sorte de cerveau électronique, est relié par des électrodes à chacun de vos cerveaux, et il emmagasine rapidement des quantités immenses de données vous concernant. Il synthétise alors ces éléments, puis extrapole à partir d’eux, sur une base statistique, votre devenir commun probable si vous décidez, par exemple, de vous marier, ou encore de vivre ensemble. Je vais être obligée de dégager deux endroits sur votre cuir chevelu pour pouvoir fixer les électrodes. » Elle sortit un petit instrument en acier inoxydable.

« Quel délai vous intéresse ? » demanda-t-elle pendant qu’elle les rasait tour à tour. « Un an ? Dix ans ? Vous avez le libre choix, mais l’extrapolation sera d’autant plus précise que la période choisie sera courte. »

« Un an », décida Joe. Dix années lui semblaient trop lointain ; il ne serait probablement même plus vivant à cette date.

« Cela vous convient-il, mademoiselle Yojez ? » demanda l’hôtesse.

« Oui. »

« Le cerveau électronique a besoin de 15 à 17 minutes pour regrouper, emmagasiner et traiter les données », fit l’hôtesse en posant les électrodes sur le crâne de Joe puis de Mali Yojez. « Restez tranquillement assis et relaxez-vous ; le processus est bien entendu indolore et vous ne sentirez absolument rien. »

D’une voix aigre, Mali Yojez fit : « Vous et moi, monsieur Fernwright, ensemble pendant une année entière. Quelle pensée douce et sympathique ! »

« Vous avez déjà essayé l’appareil ? » demanda Joe. « Avec un autre homme ? »

« Oui, monsieur Fernwright. »

« Et la prévision était défavorable ? »

Elle hocha la tête.

« Je suis désolé de vous avoir vexé tout à l’heure », fit Joe qui se sentait d’humeur humble et fort coupable.

« Vous m’avez traitée de… » Elle feuilleta son dictionnaire. « De menteuse. Devant tout le monde. J’ai pourtant vécu là-bas et vous pas. »

« Ce que je voulais dire… », commença-t-il, mais l’hôtesse l’interrompit.

« Le cerveau électronique du S.S.A. est en marche. Vous feriez mieux de vous détendre et d’arrêter vos querelles quelques instants. Si vous pouviez arriver à vous laisser flotter… Ouvrir toutes grandes les portes de vos esprits pour que les sondeurs puissent rassembler le matériel. Ne pensez à rien de particulier. »

C’est difficile, pensa Joe. Surtout en ce moment. Kate avait peut-être raison sur mon compte ; en dix minutes je me suis débrouillé pour insulter Mlle Yojez qui est une fort jolie compagne de voyage… Il se sentait morne et accablé. Tout ce que j’ai à lui offrir, c’est ELMO PLASKETT TOMBE LES GÉANTS. Il pensa soudain qu’elle serait intéressée par son métier de guérisseur de poteries. Pourquoi ne lui ai-je pas plutôt parlé de ça ? se demanda-t-il. Après tout, c’est pour cela que nous sommes dans ce vol, pour nos talents, notre expérience, notre savoir et notre savoir-faire.

« Je soigne les poteries », dit-il tout haut. « Je sais », fit Mali Yojez. « J’ai lu votre curriculum, vous vous en souvenez ? » Mais le ton de sa voix ne paraissait plus aussi fâché. L’hostilité provoquée par l’inconséquence de Joe s’était calmée.

« Ma profession vous intéresse ? » demanda Joe.

« Elle me fascine », fut sa réponse. « C’est pourquoi je tellement… » Elle s’agita, puis consulta encore son dictionnaire. « Heureuse. De m’asseoir et de vous parler. Dites-moi… les poteries retrouvent-elles leur perfection originelle ? Pas réparées, mais… comme vous dites : soignées ? »

Joe répondit : « Une céramique guérie est dans la condition exacte d’avant la cassure. Les morceaux fusionnent, ils se fondent les uns aux autres. Je dois bien sûr les avoir tous ; je ne peux rien faire s’il manque la plus minuscule fraction de la poterie. » Je commence à prendre sa façon de parler, se dit-il intérieurement. Sa personnalité doit être terriblement forte et je m’en rends compte inconsciemment. Selon le terme de Jung, c’est l’anima archétypale que les hommes perçoivent lorsqu’ils abordent des femmes. L’image primordiale qu’ils projettent sur la première femme, puis sur la seconde, ainsi de suite, leur confiant un pouvoir charismatique. Je ferais bien de me méfier, pensa-t-il. Après tout, mon expérience avec Kate montre les qualités volontaires et dominatrices de mon archétype. Pas de réceptivité et de passivité, bien au contraire. Attention, je ne dois pas faire les erreurs du passé. Celles qui portent le nom de Catherine Hurley Blaine.

« Le S.S.A. possède maintenant toutes les données », les informa l’hôtesse. Elle détacha les électrodes de leur cuir chevelu. « Cela ne prendra plus que deux ou trois minutes de traitement. »

« Sous quelle forme l’extrapolation se présente-t-elle ? » demanda Joe. « Inscrite sur un ruban de papier, en langage binaire, ou… »

« Vous allez voir les images d’un instant particulièrement représentatif de votre vie commune, situé à un an d’ici », fit l’hôtesse. « Projetées en trois dimensions et en couleur sur le mur du fond. » Elle atténua les lumières du salon.

« Puis-je fumer ? » demanda Mali Yojez. « Si loin, nous ne sommes pas tenus par les lois terriennes. »

« Fumer des cigarettes de tabac est interdit à bord pendant toute la durée du vol », répondit l’hôtesse. « L’air que nous respirons contient une trop forte proportion d’oxygène. »

Les lumières baissèrent encore ; le salon s’enfonça dans une pénombre profonde ; les objets qui entouraient Joe retournèrent à l’indistinct pour s’y dissoudre comme sa compagne. Un moment passa, puis un cube lumineux se matérialisa près du S.S.A. Des couleurs y palpitaient ; des images mouvantes : il se vit au travail à soigner des poteries ; il se vit déjeuner ; il la vit assise à sa coiffeuse en train de se brosser les cheveux. Les images continuaient à sautiller rapidement. Tout d’un coup la représentation visuelle se stabilisa.

En trois dimensions, Joe et Mali Yojez marchaient doucement sur une plage, main dans la main, dans le crépuscule d’un monde étranger et désert. L’objectif fish-eye rapprocha la perspective et il vit leurs deux visages. Ils exprimaient l’amour le plus total et le plus tendre. Et devant cette expression d’un futur proche, Joe sut qu’il n’avait jamais ressenti une telle chose, la vie ne lui en avait pas donné l’occasion. Il pensa que peut-être en était-il de même pour elle. Il lui lança un coup d’œil mais les traits de son visage restaient invisibles ; il ne pouvait connaître ses réactions.

« Ça alors ! Vous avez l’air heureux tous les deux », fit l’hôtesse. Mali Yojez lui demanda de bien vouloir sortir.

« Très bien », dit l’hôtesse. « Je suis tout à fait désolée d’avoir été là. » Elle quitta le salon ; la porte cliqueta derrière elle.

« Ils sont partout », fit Mali Yojez en guise d’explication. « L’équipage au grand complet. Ils ne vous lâchent pas. Ne vous laissent jamais seul. »

« Mais elle nous a montré le fonctionnement de l’appareil. » dit Joe.

« Bon Dieu, je peux faire marcher un S.S.A. ; je l’ai fait souvent. » Elle semblait fâchée et tendue, irritée par ce qu’elle voyait.

« On dirait que nous allons bien ensemble », risqua Joe.

« Jésus, Marie ! » Mali Yojez poussa un cri aigu en frappant du poing l’accoudoir du fauteuil. « Elle m’a déjà fait le coup de la même prophétie. Pour moi et Ralf. Tout allait baigner dans l’huile. Ça s’est cassé la gueule ! » Son hurlement s’écroula en un grondement enroué ; sa colère emplissait le salon, présente comme l’odeur d’un fauve. Il sentait sa rage battre près de lui ; devinait l’intense réaction émotionnelle à la scène synthétisée par la machine.

« Comme l’hôtesse nous l’a expliqué », dit Joe, « le S.S.A. ne peut voir le futur ; il peut seulement conjoindre les matériaux tirés de nos deux cerveaux et repérer une direction de plus grande probabilité. »

« Alors, pourquoi utiliser ce truc ? » le contra Mali Yojez.

« C’est un peu comme une assurance-incendie », répondit Joe. « Vous vous mettez dans la situation de celui qui crie à l’escroquerie parce que son appartement-dortoir n’a pas brûlé et qu’on l’oblige à payer les primes. »

« L’analogie est biscornue. »

« Désolé. » Maintenant, Joe se sentait lui aussi irrité. Comme tout à l’heure, c’est à elle qu’il en voulait.

« Vous ne vous imaginez quand même pas », fit Mali d’un ton acerbe, « que je vais coucher avec vous parce que nous nous tenons par la main sur l’écran ? Tunuma mokimo hilo, kei dei bifo ditikar servat. » De toute évidence, elle l’injuriait dans sa propre langue.

On tapa à la porte. « Eh, vous deux », beugla Harper Baldwin. « Nous préparons les bases d’une convention collective ; nous avons besoin de vous. »

Joe se leva et avança avec précaution dans la pénombre du salon en direction de la porte.

Ils mirent deux heures à ne pas se mettre d’accord. Ils traînaient sur le moindre argument comme des enfants qui chipotent dans leur assiette.

« En fait, nous n’en savons pas assez sur Glimmung », se plaignit Harper Baldwin qui paraissait épuisé. Puis il dévisagea fixement Mali Yojez. « J’ai le sentiment que vous en savez plus qu’aucun de nous sur Glimmung, bien davantage que vous ne voulez l’avouer. Bon Dieu, vous nous avez même caché votre séjour sur la planète du Laboureur ; si vous ne l’aviez lâché en parlant à Fernwright… »

« Personne ne le lui a demandé », dit Joe. « Jusqu’à ce que je le fasse. Et elle m’a répondu sans hésiter. » Un jeune homme dégingandé, emmitouflé de lainages, interrogea : « Qu’en pensez-vous, mademoiselle Yojez ? Glimmung essaie-t-il de nous aider, ou s’est-il constitué une population esclave d’experts à utiliser pour ses besoins personnels ? Parce que si c’est ça, nous ferions mieux de faire faire demi-tour au vaisseau avant d’approcher plus encore de notre destination. » Sa voix déraillait de nervosité.

Assise près de Joe, Mali Yojez se pencha vers lui et chuchota : « Sortons d’ici ; retournons au salon ; nous n’arrivons à rien et j’ai encore des choses à vous dire. »

« D’accord », répondit-il, agréablement surpris ; il se leva et elle l’imita aussitôt. Ils longèrent ensemble le couloir qui menait au salon.

« Les voilà qui s’en vont », se plaignit Harper Baldwin. « Qu’est-ce qui vous attire tellement dans ce salon, mademoiselle Yojez ? »

Mali hésita un instant, puis dit : « Nous folâtrons amoureusement », et elle continua son chemin.

Après avoir refermé la porte du salon, Joe la réprimanda doucement : « Vous n’auriez pas dû leur dire ça. Ils vous ont certainement cru. »

« Mais, c’est vrai », répondit Mali. « Une personne n’utilise pas le S.S.A. Si elle n’est pas sincère. Envers l’autre. Dans notre cas, moi-même. » Elle s’assit sur le divan du salon et tendit les bras vers lui.

Il s’assura d’abord que la porte était bien fermée. Tout bien considéré, c’était la chose la plus raisonnable à faire.

Il est des joies trop brutales, trop sauvages pour être exprimées. Celui qui a écrit cela savait.

Le guérisseur de cathédrales
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